La rue Barême
Qu'a t-elle de si particulier la rue Barême pour qu'on lui consacre un article a elle seule. Sans doute rien si l'on en croit les photos. Qu'elle a cependant changé depuis la fin années soixante, car la description qu'en fait Julien Gracq dans les Lettrines 2 ne manque pas d'étonner. Qu'on en juge.
" A Ancenis cet après-midi, j'ai tenté de retrouver la rue, où, en 1919 et 1920, le jeudi après-midi, j'allais prendre ma leçon de piano chez les demoiselles R. Je ne sais si une susceptibilité d'enfant est capable d'enregistrer, de déceler dans une scène vécue le timbre exact que viendra réveiller plus tard la lecture d'un grand romancier - mais si cela peut être, c'est bien rue Barême, à neuf ou dix ans, que j'ai découvert Balzac. Une ruelle aux larges pavés inégaux, sans trottoirs, perpétuellement vide et, me semblait-il, perpétuellement pluvieuse - une ruelle suintante qui paraissait en marge de la vie, sans une boutique, sans un cri d'enfant, bordée de grises maisonnettes à un étage, où devaient habiter des chaisières, des prêtres retraités, des ouvrières en chambre, une ruelle du morne silence (elle a à peine changé) me conduisait à la géhenne glaciale où j'avais à passer une heure. Au cœur de l'été on y grelottait. Il y avait un salon dans cette maisonnette - minuscule, moisi, sépulcral, ses jalousies éternellement baissées sur la ruelle vide - un salon et un piano. Mademoiselle R. ouvrait à mon coup de sonnette ; de ses mitaines sortait seulement le bout de ses doigts, elle posait sans mot dire la partition sur le piano, je commençais mes gammes ; assise près de moi, toujours sans mot dire, de temps en temps elle me tapait légèrement, sèchement sur les doigts , soupirait : je recommençais, les dents serrées, les doigts raides, petit Sisyphe musical et résigné : je crois que nous n'arrivâmes jamais au bout du cahier d'exercices. L'heure finissait par s'écouler, je partais, ma poitrine se débloquait ; je n'avais pas prononcé un mot.
Les demoiselles R. ont dû vivre là, rue Barême, jusqu'à la fin, dans la pénombre et le froid glacial, le châle serré autour des épaules, n'attendant plus rien et à jamais de la vie que les maigres " rentrées " de fin de mois qui permettaient de manger - mortellement impécunieuses et solitaires, petits fantômes noirs et muets, la guimpe haute autour du cou, les lèvres serrées, peu à peu gelées vives, mais au milieu des meubles de famille, et gardant jusqu'à la fin une dernière apparence de rang : des demoiselles toujours, et vivant d'un travail de dame. Tout cela - plus proche finalement que du Balzac du Julien Green d'Adrienne Mesurat - cet enlisement lent, cette rigidité et ce froid funèbre qui figeait peu à peu, longtemps avant la mort, un couple de vieilles filles ruinées au fond d'une ruelle de sous-préfecture, je ne comprenais sans doute que très confusément. Et pourtant, quelque chose en passait jusqu'à moi, non à travers les lèvres serrées qui ne s'ouvraient jamais, mais dans la tape sèche sur les doigts dont j'ai gardé le souvenir : ressentiment raidi, muré, glacé, contre l'injustice inexplicable, le piano, le froid, la pénombre, la ruelle mouillée, la mort venue avant la mort ... "
Mais qui nous dira qui étaient les demoiselles R.
(la rue Barême part de la rue Georges-Clemenceau pour rejoindre l'église Saint-Pierre)